1. Préambule1
1. Je
voudrais remercier les lecteurs de cet article pour leur soutien
critique, en particulier Françoise Laroche pour les premières
discussions d'où sont sorties les hypothèses présentées ici,
Nicolas Bresch, Anne Jacquemin, Marie-Christine Hellmann et Amélie
Perrier pour leurs nombreuses corrections et utiles suggestions.
Stonehenge (fig. 1), un des plus célèbres sites de mégalithes, apparaît toujours, après les nombreuses études qui lui ont été consacrées, comme un ensemble exceptionnel, difficile à interpréter. Longtemps considéré comme un « temple solaire », ce qui a ouvert la voie à toutes sortes de théories cosmogoniques, les travaux les plus récents soulignent son rôle de lieu d'inhumation, rôle que l'on retrouve dans les structures similaires de la région. De fait, son originalité tient surtout à l'ensemble monumental en pierre constitué de blocs gigantesques - sarsen2- assemblés sous forme de « trilithes » dans la partie centrale, et sous forme d'une colonnade continue formant la couronne d'un cercle de 30 mètres de diamètre environ.
2. Le
terme, qui dérive de Saracen/Sarrazin, désigne à l'origine
une origine païenne, et ne correspond à aucune dénomination
scientifique.
2. Description succincte
2.a.
L'ensemble lithique
Pour la description tant
graphique qu'écrite de cette phase du monument, on se référera aux
résultats des travaux de l'archéologue Richard J.C. Atkinson, qui
fut l'artisan de la plus complète et plus sérieuse étude de
l'ensemble, entre 1950 et 19643.
Pour la partie centrale, le plan le plus précis, reproduit ici (fig.
2) est celui qui a été publié par Anthony Johnson en 2008. La
numérotation des artefacts, et en particulier des pierres (Petrie,
1880), permet d'identifier les éléments du dispositif construit du
site. De nombreuses études et fouilles complémentaires ont eu lieu
depuis les travaux d'Atkinson, qui ont complété, voire quelquefois
modifié, les interprétations de ce dernier4.
Le monument est lui-même partie intégrante d'un ensemble de sites préhistoriques situés à une dizaine de kilomètres au nord de la ville de Salisbury, dans le comté de Wiltshire. La partie la plus spectaculaire de Stonehenge est constituée de soixante-quinze énormes pierres formant deux groupes distincts. Au centre cinq assemblages comportant chacun trois pierres (trilithes), soit quinze blocs en tout, placés en plan selon une figure pentagonale allongée, orientée vers le nord-est. En périphérie une « colonnade » comportant soixante blocs : trente piliers et trente linteaux constituant un cercle parfait placé à 4,10 m de haut.
3. R.J.C.
Atkinson, Stonehenge, Hamish Hamilton, 1956. On peut consulter, sur le
site de English Heritage, 225 clichés commentés retraçant les
recherches, fouilles et travaux de restauration, menés depuis 1901, et
notamment ceux menés par Atkinson.
4. Entre
autres les travaux récents du professeur Mike
Parker Pearson, du Département d'archéologie à
l'Université de Sheffield.
Le monument est lui-même partie intégrante d'un ensemble de sites préhistoriques situés à une dizaine de kilomètres au nord de la ville de Salisbury, dans le comté de Wiltshire. La partie la plus spectaculaire de Stonehenge est constituée de soixante-quinze énormes pierres formant deux groupes distincts. Au centre cinq assemblages comportant chacun trois pierres (trilithes), soit quinze blocs en tout, placés en plan selon une figure pentagonale allongée, orientée vers le nord-est. En périphérie une « colonnade » comportant soixante blocs : trente piliers et trente linteaux constituant un cercle parfait placé à 4,10 m de haut.
Cet état, le plus connu
du fait de son aspect exceptionnel, de son interprétation et des
problèmes constructifs qu'il pose, correspond, dans la chronologie
proposée par Atkinson à la phase
« Stonehenge
IIIa », c'est-à-dire 2000-1700. Cependant, selon les sources
ou les auteurs, les dates varient assez largement, entre 2600 et 1500
av. J.-C. (Early Bronze Age
ou Wessex I).
Il s'agit d'une fourchette assez large à l'intérieur de
laquelle il est malaisé d'avoir un jalon précis. Récemment Mike
Parker Pearson a situé, à partir d'une datation au radiocarbone, la
phase des sarsens vers 2600-2100 av. J.-C.5.
5. Parker-Pearson
and others, « The age of Stonehenge », Antiquity,
81 (313). pp. 617-639. Je reviendrai plus loin sur la question des
différentes datations donnant lieu à cette fourchette.
Je ne ferai ici qu'évoquer les autres pierres plus petites (foreign stones ou bluestones), de provenance plus lointaine6, qui forment deux figures complémentaires : un cercle de cinquante-sept pierres autour des trilithes, et une figure de dix-neuf pierres en forme de fer à cheval au milieu de ces mêmes trilithes. Le cercle extérieur a été réalisé avec des pierres réutilisées7. Ces deux groupes, postérieurs dans leur disposition actuelle aux sarsens, n'interviennent pas dans le raisonnement développé ici. Même si leur présence revêt sûrement une importance dans le dispositif spatial, ils n'interfèrent pas avec les observations qui portent sur les sarsens. Surtout, ne se présentant pas dans leur état d'origine, leur interprétation est plus complexe.
6. Il
semblerait que ces pierres proviennent du Pembrokeshire, région du
sud-ouest du Pays de Galles.
7. En
effet deux blocs au moins sont des linteaux qui ont appartenu dans
un premier état à une structure trilithe en bluestone.
Atkinson pense avoir retrouvé l'emplacement des pierres dans ce
premier état (op. cit. P48-49), antérieur à l'érection
des sarsens.
Cet ensemble monumental circulaire en pierre s'inscrit lui-même dans un dispositif plus large (fig. 3) marqué par des mouvements de terrain : un fossé irrégulier (fig. 4) bordé à l'intérieur d'un talus circulaire plus soigné (320 pieds - soit 97,5 mètres8 - de diamètre), une série de cinquante-six trous (Aubrey holes9) dessinant un cercle de 88 m de diamètre, dont la plupart étaient occupés par des sépultures à crémation mais dont la destination d'origine reste incertaine, puis, toujours en périphérie du monument, plus d'une cinquantaine d'autres sépultures dont la position n'a pas été relevée correctement par les premiers fouilleurs10.
8. I
pied = 30,48 cm
9. Du
nom d'un antiquaire du 17e siècle qui avait signalé en premier
l'existence de ces trous.
10. R.J.C.
Atkinson, Stonehenge, p. 13-14.
Fig. 4 a et b – Vues aériennes
a) prise du nord-est. L'interruption du fossé au premier plan correspond à l'axe de « l'avenue » d'accès.
b) prise du nord-ouest, sous la neige, avec numérotation des blocs.
2.b. La couronne périphérique de
pierres
Il
s'agit d'un ensemble de trente pierres dressées (que j'appellerai
ici « piliers ») placées sur un cercle de 29,70 m (108
pieds) de diamètre intérieur, portant le même nombre de
« linteaux »11.
Les piliers, espacés d'axe en axe de 3,11 m et hauts de 4,10 m, ont
été numérotés, dans le sens horaire, de 1 à 30 en partant de
l'axe de « l'avenue » orientée vers le nord-est. Les
linteaux sont numérotés de 101 à 130, le numéro 101 reposant sur
les piliers 30 et 1. Avec ce système, on comprend aisément que le
linteau 127, par exemple, reposait sur les piliers 26 et 27.
11. Les linteaux ayant une largeur régulière de
1m environ, le diamètre extérieur est de 30,70m. Cette dernière dimension ne s'applique pas aux piliers dont la face arrière est
irrégulière.
Les piliers – on le remarque immédiatement sur les photos – sont très irréguliers dans leur aspect et leurs dimensions, alors que les linteaux sont bien taillés et réguliers.
Dix-sept piliers se dressent aujourd'hui encore sur leur emplacement
d'origine. Seuls six linteaux reposent toujours sur les piliers :
130, 101, 102 forment une séquence continue ; 105, 107 et 122
sont isolés sur leurs supports. Si l'on se fonde sur les pierres en
place ou tombées, le cercle semble parfaitement continu et ne
présente, ce qui est étrange si l'on accepte l'idée d'un accès
monumental par cette voie, aucune variation à la rencontre de l'axe
de l'avenue orientée au nord-est. R.J.C Atkinson interprétait le
passage légèrement plus large sous le linteau 101 (1 pied de plus
que les ouvertures voisines) comme un indice d'une entrée axiale
dans le cercle des sarsens. La largeur de ce passage (1,23 m) est
cependant inférieure à celles d'autres baies du même cercle :
par exemple entre les piliers 5 et 6 (1,32 m) ou entre les piliers 21
et 22 (1,66 m), baies que personne n'a songé à interpréter comme
un accès. Ces variations proviennent tout simplement de la grande
irrégularité de la taille des piliers.
2.c. Les trilithes
centraux
Au
centre, sur les cinq trilithes initiaux, trois trilithes latéraux
sont en place (hauteur près de 6 mètres), le quatrième, ainsi que
le trilithe axial, plus haut (7,3 m), sont en partie détruits. Comme
il s'agit de structures indépendantes, les piliers sont dressés à
l'aplomb des linteaux et le vide entre les piliers est très
restreint.
L'état
du monument a varié depuis les premières descriptions car certaines
pierres sont tombées12,
et certaines ont été redressées lors de travaux effectués depuis
1905, mais je ne m'attarderai pas sur ces variations qui
n'interfèrent pas dans le raisonnement développé ici.
12. En
particulier le trilithe axial, le plus grand (55+56+156), en 1620.
Le pilier 56, plus grande pierre dressée de Grande-Bretagne, a été
redressé en 1901. Son voisin 57+58+158, tombé en 1797, a été
redressé par Atkinson en 1956.
Malgré les lacunes, la restitution générale du dispositif en pierre paraît claire : au centre une figure oblongue s'ouvrant vers le nord-est, direction qui se retrouve dans une « avenue » monumentale rectiligne longue de plus 500 m. Cette figure oblongue est enclose dans un portique continu circulaire.
3. Remarques
sur le travail des pierres
Le présent article vise
à proposer une interprétation de ce dispositif spatial qui s'appuie
sur des caractéristiques matérielles observées et signalées
depuis longtemps, mais qui, à ma connaissance, n'ont pas fait
l'objet d'explications de la part des nombreux exégètes du
monument.
Fig. 5 a et b - Parements intérieurs bien dressés des piliers de l'anneau, contrairement aux faces externes.
La « colonnade »présente en effet une caractéristique curieuse : les linteaux
sont bien taillés sur toutes leurs faces : les parements
intérieurs et extérieurs en particulier sont dressés suivant la
géométrie de cylindres verticaux correspondant aux rayons intérieur
et extérieurs du cercle. Il n'en est pas de même des piliers :
nous voyons qu'ils sont bien dressés uniquement sur la face
regardant la structure intérieure des trilithes13,
et que les autres faces verticales, c'est-à-dire les deux faces
latérales et la face arrière, sont très irrégulières, portant
quelques traces de ravalement, mais le plus souvent brutes de
carrière (fig. 5 et 6). Les piliers ont des largeurs très
variables, et il en résulte une absence complète d'homogénéité
dans la succession des piliers, ce qui contraste avec la régularité
du parement intérieur où les faces verticales des linteaux et des
piliers, parfaitement d'aplomb et taillés de façon concave,
dessinent un cylindre parfaitement régulier.
Dans n'importe quel
contexte d'architecture en pierre de l'antiquité, il serait résulté
de cette observation simple la conclusion suivante : les
faces dressées correspondent à des faces destinées à être vues,
les faces non dressées correspondent à des faces invisibles.
13. R.J.C.
Atkinson, Op. Cit., p. 23 : « In
every case the better (i.e. the flatter) of the two broad surfaces
has been set facing inwards. »
Fig. 6 a et b – Contraste entre
le traitement des faces extérieures et intérieures : l’exemple
du pilier 27.
Inversement, accepter
cette différence de traitement pour un monument visible de loin
provoque l'étonnement d'autant que si l'aspect extérieur du
monument est chaotique, du fait des faces de piliers non travaillées,
il n'en est pas de même de la partie supérieure, la couronne de
linteaux, qui était pourtant la partie – a priori – la
plus difficilement accessible. Les lignes qui suivent visent à tirer
parti de ce constat - qui en soi n'a rien de nouveau mais n'a jamais
été expliqué - et voir ce qu'il implique sur la restitution de
l'ensemble monumental de Stonehenge.
Les espaces vides entre
les piliers sont, comme on l'a dit, très variables, selon la largeur
de ces piliers. Ils varient, autour de 1 m, entre 80 et 166 cm. Ces
variations sont peu compatibles avec l'idée de passage. Il y a une
contradiction flagrante entre la supposée « avenue
monumentale » de plusieurs centaines de mètres de long et
l'absence de tout dispositif d'entrée, le long de son axe, à
l'endroit de son contact avec le cercle de pierres. On ne peut par
ailleurs qu'être surpris qu'une construction dont les surfaces
internes ont été soigneusement dressées se soit présenté, lors
de son approche - qui plus est « monumentalisée » -
comme une succession de pierres brutes.
Or il est une technique constructive qui est attestée durant
l'antiquité, et déjà dans des monuments mégalithiques d'occident.
Elle consiste à structurer les parois au moyen de blocs verticaux
reliés par des éléments horizontaux, puis de remplir les
interstices par un remplissage en pierres plus ou moins travaillées.
Un bel exemple de ce procédé est encore visible dans le dolmen
appelé « la Cave-aux-Fées », situé à Brueil-en-Vexin,
près de Paris (fig. 7) ainsi que dans l'Allée couverte
de Crec'h Quillié (fig. 8) à Saint Quay Perros. Le mur alternant
pierres dressées et remplissage constitue, dans cette architecture
funéraire de dolmens ou de cromlechs, un mur de soutènement des
terres au milieu desquelles l'espace est dessiné en creux14.
Ainsi ne subsiste de visible que le parement intérieur des piliers,
les faces latérales et arrières étant prises dans le remblai.
14. Dans
les deux exemples cités ici, les pierres dressées étaient liées
horizontalement par des dalles formant couverture du passage et non
des linteaux comme à Stonehenge.
Fig. 7 –
« La Cave-aux-Fées », Brueil-en-Vexin
Fig. 8 -
Entrée de l'allée couverte de Crec'h Quillié (Côtes d'Armor)
Mon collègue Philippe
Fraisse m'a signalé que cette technique consistant à remplir des
interstices entre des dalles de gneiss dressées est toujours
utilisée en Grèce dans les Cyclades, notamment dans les îles de
Tinos ou Paros. Je reproduis ici deux photos prises par lui en 2011
(fig. 9) qui montrent la permanence historique étonnante de
cette technique millénaire.
Fig. 9 a et b - Murs
de terrasse à Horis Pyrgos, au nord de l'île de Tinos, dans les
Cyclades (clichés : Ph. Fraisse).
Le
dessin présenté ici (fig. 10b) est arbitraire pour ce qui
concerne la taille et la forme des moellons qui assurent le
remplissage, ici des pierres plates inspirées par certains des
exemples évoqués ici. On peux imaginer que la paroi ainsi restituée
devait être recouverte d'un enduit rudimentaire assurant
l'homogénéité de l'aspect de cette palissade de pierre. Cet
enduit, unissant toute la paroi, masquerait les irrégularités de
largeur des piliers et surtout réglerait la question du pilier n°11,
dont les dimensions nettement moindres, ont posé beaucoup de
problèmes aux commentateurs qui s'étonnaient d'une telle exception
dimensionnelle (fig. 11).
Fig. 10 a et b – La
structure en pierre de Stonehenge dans son état actuel (à
gauche), et complétée (à droite) avec un remplissage de
moellons (peut-être couverte d’un enduit).
|
Fig. 11 – Différences dimensionnelles entre les piliers : cas du pilier n°11, particulièrement mince (il devait probablement être plus vertical à l’origine).
Signalons,
en dehors du travail soigné des parements internes, une autre
caractéristique qui distingue la construction élaborée de
Stonehenge IIIa de l'allure mégalithique des états antérieurs, à
savoir la présence d'un système de tenons et mortaises directement
taillés avec les blocs, assurant la solidité des assemblages
horizontaux et verticaux15.
Cette technique semble héritée d'une technologie du bois ;
nous la retrouverons à Mycènes ou en Lycie (Turquie), toujours dans
le cadre d'une architecture qui met en œuvre des blocs de dimensions
considérables. Cette tradition s'est perpétuée jusqu'à l'époque
classique (socle du monument des Néréides16).
4. Nouvelle restitution de Stonehenge
15. Complété
par un autre type d'assemblage inspiré de la construction en bois :
les linteaux présentent horizontalement des excroissances et des
creux qui permettent de bloquer les pierres les unes dans les
autres.
16. P.
Demargne, Fouilles de Xanthos
I, Les piliers funéraires,
fig. 10 ; P. Demargne et P. Coupel, Fouilles de
Xanthos, III, Le Monument des Néréides :
architecture, Klincksieck, Paris, 1963, p. 34 et n. 6.
4. Nouvelle restitution de Stonehenge
Que
donnerait l'ensemble monumental de Stonehenge dans ce cas de figure ?
Nous
aurions un grand espace circulaire vide délimité par une paroi
formant soutènement d'un tertre de terre conique dont la limite
serait indiquée par le talus périmétral d'environ 100 mètres de
diamètre encore visible sur le terrain (fig. 12). De ce tertre, seul
émergerait l'anneau de pierres constitué par les linteaux, bien
dressé en raison de son impact dans le site, ainsi que, dans
l'espace central formant une cour circulaire fermée, le sommet des
trilithes centraux. Accessoirement la question matérielle de la
taille régulière de l'anneau ne se poserait plus puisqu'au lieu
d'être perché à plus de 4 mètres de haut, il serait accessible au
sommet du tertre.
Stonehenge,
dans ce cas rejoindrait la famille bien connue et largement
développée dans le monde antique des tertres funéraires ou tumuli,
ici avec une partie centrale à ciel ouvert, car j'écarte l'idée,
malgré les distances relativement faibles à franchir entre l'anneau
périphérique et les trilithes, d'un dispositif de couvrement du
cercle central. Non seulement il n'y a aucune trace allant dans ce
sens, mais un tel dispositif serait difficile à concevoir à cause
de l'absence de trilithe en « façade » du pentagone
central et de la hauteur croissante des trilithes. Les pentes du
« cratère » seraient la zone d'ensevelissement des morts
sous la terre et le cratère une zone sans doute réservée aux
rituels, zone structurée par les trilithes de hauteurs légèrement
supérieures.
Fig. 12, a et b – Restitution du tumulus de Stonehenge, vues lointaine et plus rapprochée.
Avant
de pousser plus loin ma réflexion sur les conséquences de cette
hypothèse, je chercherai à envisager les objections qui pourraient
se dresser contre cette interprétation.
4.a - La disparition des blocs
de remplissage
Cette
objection, qui vient immédiatement à l'esprit, consiste à dire
qu'on aurait dû retrouver des pierres de remplissage. Pourtant elle
trouve une réponse dans de nombreux exemples de vestiges
d'architecture de ce type et notamment les dolmens ne présentant
aujourd'hui plus que leur structure en pierre. Je donne ici deux cas
plus récents, où nous voyons que sont restés en place les éléments
structuraux majeurs des édifices, alors que le remplissage a
complètement disparu : une huilerie d'époque romaine à
Brisgane en Algérie (fig. 13), et deux bâtiments probablement
romains eux aussi à Blaundos en Phrygie (fig. 14). L'explication de
cette disparition s'applique d'autant mieux à Stonehenge où l'on
sait que le déplacement des plus gros blocs requérait des moyens
considérables : ces édifices, transformés en véritables
carrières, offraient des matériaux de construction en abondance,
qui plus est déjà traités lors de leur utilisation première. Sur
des siècles, il n'est pas étonnant que, dans une région dépourvues
de pierres de construction comme l'est celle de Stonehenge, on ait
récupéré tout ce qui pouvait l'être, c’est-à-dire en priorité
les pierres transportables. En dehors des blocs de remplissage, cinq
piliers originaux de la couronne ont été en partie détruits et
cinq autres piliers, du côté sud-ouest, ont totalement disparu,
après avoir été concassés puisque leur transport tel quel n'était
pas envisageable, ce qui montre bien que le site a été exploité
comme carrière de pierre durant son histoire. On a dû, après avoir
récupéré dans un premier temps les pierres les plus facilement
transportables, s'attaquer aux gros monolithes en les réduisant à
l'état de fragments utilisables.
4.b. La disparition du tertre de terre.
4.b. La disparition du tertre de terre.
Mon
collègue ingénieur Jacques Bourcier a bien voulu calculer le volume
de terre correspondant au tertre restitué ici, soit 22.300 m3
valeur très en deçà de celle d'autres tumuli voisins. Le plus gros
tertre connu, Silbury, correspond à un volume de terre de 248.000
m3! Il a également calculé qu'une rampe restituée avec
une pente de 1% (630 m de long) nécessiterait 33.400 m3
de terre. Aujourd'hui seule est visible sur le site une couronne de
terre, très régulière mais très arasée, longée d'un fossé qui
est lui très irrégulier aussi bien en plan qu'en profondeur. La
disparition des terres, qui contraste avec le maintien d'autres
tertres funéraires, peut s'expliquer ici par la présence de
centaines de tombes, dont la présence est révélée par les
recherches les plus récentes17,
voire de milliers si nous rétablissons le tumulus dans son
élévation. La recherche des artefacts enfouis dans les inhumations
avait largement de quoi motiver le creusement et le déblaiement
systématique de l'amas de terre, contrairement aux tumuli connus
d'Orient qui se limitaient à une seule chambre funéraire, princière
ou royale. Même dans un cas de tombe unique, le tumulus peut
disparaître complètement comme celui de la tombe de la princesse de
Reinheim récemment reconstitué sur ce site à la frontière
franco-allemande (Parc archéologique de Bliesbruck en
Moselle/Reinheim en Sarre)18.
Le tertre de Silbury, à 30 km de Stonehenge, a traversé les âges
parce qu'aucune des recherches effectuées depuis des siècles n'y a
révélé de tombes. On remarque par ailleurs une tendance à
l'éradication des tertres dans les zones agricoles.
17. « Pour
Parker-Pearson, Stonehenge a pu être un cimetière réservé à une
élite locale, qui aurait ensuite prospéré, comme l'indiquerait le
nombre croissant de tombes au fil du temps. Son opinion est que, dès
le départ, les site est voué au royaume des morts [...] »,
Archéologia n°460, p.23.
18. « A
l'emplacement de l'étang situé à l'Est de la villa existait en
1950 une petite butte de 120 m de diamètre dépassant de 2 m le
niveau des champs des alentours. Les fouilles ont montré qu'il
s'agissait d'une nécropole de plusieurs tumulus celtiques nivelés
dès l'époque romaine » (je souligne). Site de
présentation de Bliesbruck-Reinheim,
Pour ce qui est du talus encore visible, l'examen attentif des données de fouilles – pour autant que les rares données le permettent – fournit une explication assez claire. Atkinson s'était étonné de trouver, lors de la fouille, une banquette de craie sous le talus lui-même et avait émis l'hypothèse d'une dissolution partielle de la craie sur l'ensemble du site sauf sous le talus19. Cette particularité est très visible sur la photo de la figure 15 où j'ai tenté de reproduire également la coupe révélée par cette fouille. L'explication d'une érosion naturelle proposée par le fouilleur est incohérente et renvoie à une durée incompatible avec les données archéologiques20. Une autre explication, bien plus simple, est de considérer que cette banquette est intentionnelle et qu'elle a pour objet, non seulement de marquer très précisément les limites du tertre, mais surtout de maintenir des terres de ce dernier dans le cercle dessiné par cette couronne. Cette banquette a-t-elle été obtenue par décapage des zones alentour ou par déplacement du matériau lors du creusement du fossé parallèle (ce qui expliquerait la grande irrégularité de celui-ci) ? Seule une nouvelle observation de cette banquette, effectivement inattendue mais sans doute nécessaire à la bonne tenue des terres, permettrait de répondre.
19. « Atkinson,
Op. cit.
p. 10 : « Indeed its actual height is even less than it
appears, for excavations in 1954 revealed the surprising fact that
the surface of the natural chalk is nearly a foot higher beneath the
centre of the bank than it is elsewhere ».
20. Dean
Talboys, « Stonehenge. The Geological Date of the Site is
between 8,000 - 27,000 Years ». Prenant à la lettre
l'explication de Atkinson, l'auteur en déduit une date beaucoup
plus ancienne pour le site en raison de la vitesse de dissolution
naturelle de la craie !
Fig. 15 – Explication du surhaussement du sol crayeux (en blanc sur la photo) sous l'emplacement du talus périphérique, afin de maintenir les terres du tertre. Qu'elle ait été obtenue par décapage du sol voisin ou par apport du matériau creusé lors de la fabrication du fossé, cette banquette avait pour fonction de retenir les terres du tumulus de Stonehenge.
Fig. 16 – Vue générale
montrant l'insertion du bâti dans le tertre. À droite, hypothèse
des trilithes maçonnés.
4.c. Arguments positifs en faveur de
l'hypothèse proposée
Outre
l'argument principal concernant le traitement des surfaces et
l'aspect régulier que présenteraient ainsi les parties visibles de
l'architecture érigée sur le site (fig. 16), on signalera ici
plusieurs points pour lesquels l'hypothèse permet de répondre à
des interrogations ou de résoudre des contradictions apparentes.
En
dehors du traitement de surface, on peut constater également, si
l'on regarde une élévation, que la taille très irrégulière des
piliers est en contraste complet avec leur implantation qui, elle,
dépendait du cercle de linteaux, couronnement visible du complexe.
D'après Atkinson, seul le rythme d’implantation des piliers a fait
l'objet d'un soin particulier.
On a fait grand cas de
l'orientation du complexe et de son prolongement par ladite « avenue
monumentale ». Or, on l'a vu, l'articulation entre ces deux
entités ne donne lieu à aucun dispositif particulier qui
permettrait d'accéder au cercle central. Il est fort probable que
cette « avenue monumentale » corresponde plutôt à une
rampe d'accès des blocs21,
transportés préalablement par voie fluviale. Si cette « avenue »,
dont l'interruption entre le cercle extérieur et la couronne de
pierre est d'ailleurs inexplicable dans le scénario communément
admis où tout le dispositif reste au niveau du sol, présente une
orientation particulière, c'est en réalité parce qu'elle reprend
l'axe du dispositif des trilithes qui, lui, a été orienté sans
doute en fonction du lever du soleil. Atkinson a souligné
l'impossibilité de fixer exactement, à partir des vestiges,
cet axe et, du coup, l'inanité des calculs astronomiques trop
précis. A titre d'exemple, je montre, par une comparaison arbitraire
(fig. 17), les orientations similaires de Stonehenge et du temple
d'Apollon à Delphes ; l'orientation des édifices sacrés en
fonction du lever du soleil est un trait fréquent de l'antiquité22.
21. La
description du montage des blocs est développée ci-après
22. Pour
le monde grec, voir Marie-Christine Hellmann, Architecture
grecque, 2. Architecture religieuse et funéraire,
Picard, p. 188-189
Quand
on regarde un plan général (fig. 18) du parcours entre la rivière
Avon et Stonehenge23,
on comprend que la première partie du parcours a pour but de
rejoindre un point situé sur cet axe, à partir duquel va être
construite la rampe très peu inclinée qui permet de déplacer les
plus gros blocs jusqu'au sommet du tertre.
23. Des
portions de la route qui relie la section rectiligne à la rivière
Avon ont été repérées au cours d'une campagne de photographies
aériennes en 1921 (Atkinson, op. cit. p. 56).
4.d. Mise en
place des blocs
Cette question, qui concerne surtout les plus gros blocs, a donné lieu à de nombreuses hypothèses. Les piliers du cercle extérieur pèsent en moyenne 26 tonnes24, les linteaux seulement 6,75 tonnes mais la difficulté tenait surtout au fait de les hisser au sommet des piliers, voire plus haut puisqu'ils s'emboîtent au moyen de tenon et mortaises.
24. Avec
de fortes variations selon l'épaisseur des blocs.
Fig. 17 – Orientations (traits
mixtes) de Stonehenge et du temple d'Apollon à Delphes (différence
2,5°), comparaison arbitraire de deux monuments antiques montrant le
caractère relativement commun de cette orientation vers le soleil
levant. Dans le cas de Delphes, l'orientation de l'autel d'Apollon
est encore plus proche de celle de Stonehenge (différence 1°).
Fig. 18 – Carte de la région
de Stonehenge (d'après Archéologia
n°460, p. 24)
A : Stonehenge
B : Cursus (env. 3.500 av. JC)
C : « avenue » reliant Stonehenge à la rivière Avon. G et H : ensemble de tumuli proches de Stonehenge
A : Stonehenge
B : Cursus (env. 3.500 av. JC)
C : « avenue » reliant Stonehenge à la rivière Avon. G et H : ensemble de tumuli proches de Stonehenge
Les blocs des trilithes sont encore plus lourds, presque 50 tonnes pour les montants du trilithe central. Les fouilles donnent une indication importante puisqu'elles ont révélé, au pied des piliers, des trous préparés à recevoir la partie enterrée du bloc, comprenant un côté en pente (45°) recevant les blocs inclinés avant leur redressement. Pour l'anneau périphérique, le côté incliné, tourné vers l'extérieur, montre que les blocs furent dressés en les tirant vers le centre du monument. Pour les trilithes, le côté incliné montre au contraire que les blocs furent redressés en les tirant depuis l'extérieur. Toutes les propositions émises jusqu'à présent postulent que les trilithes centraux furent érigés en premier pour un problème d'accessibilité des blocs une fois l'anneau périphérique achevé.
Concernant
l'anneau périphérique, l'hypothèse la plus simple est de
considérer que l'accès des blocs se faisait le long de la pente du
tertre. Pour pouvoir basculer les piliers, il suffisait de les élever
à une hauteur légèrement supérieur au centre de gravité, soit
2,5 mètres environ25.
Les techniques mises en œuvre seraient celles du dressage des
obélisques26.
La pente minimale du tertre nécessaire à cette opération est de
4,3°27.
Pour pouvoir placer ensuite les linteaux, il faut remonter le tertre
à sa hauteur finale (un peu supérieure à 4,10 m). La pente
s'élève cette fois-ci à 11% mais il s'agit cette fois-ci
d'acheminer les plus « petits » blocs de l'ensemble des
sarsens.
25. Il
faut en effet prendre en compte la longueur complète du bloc,
incluant la partie enterrée.
26.A
titre de comparaison, le plus ancien obélisque connu, érigé sous
le règne de Sésostris 1er à Héliopolis (1942 av. JC) est trois
fois plus lourd que les plus gros blocs de Stonehenge. Il mesure
20,73 m de haut et pèse 120 tonnes. La technique de mise en place
des obélisques a bien été décrite par J-Cl. Golvin (La
construction pharaonique du Moyen Empire à l'époque
gréco-romaine : Contexte et principes technologiques ,
Picard, 2004 ) : il s'agissait de faire glisser le bloc depuis
la plateforme vers son lieu d'implantation en retirant le sable
situé dans la fosse préparée à l'avance.
27. Un
texte parodique du scribe Hori qui décrit la construction d'une
rampe fait état d'une pente de 7,5 % (« papyrus Anastasi »,
manuscrit 10 247 du British Museum, cité dans J.-Cl. Goyon et al.,
La construction pharaonique, p. 208-209).
L'anneau
achevé, la rampe axiale que nous restituons en place de la prétendue
« avenue » processionnelle permet d'acheminer et,
surtout, de mettre en place les trilithes de la façon la plus
économique qu'on puisse imaginer. Cette rampe, passant au dessus des
linteaux, s'achève dans cette hypothèse par une plate-forme
centrale qui permet la mise en place de tous les blocs du groupe des
trilithes. Quelque soit la longueur que l'on restitue à l'avenue, la
pente obtenue reste très faible28.
Non seulement la différence de hauteur des éléments centraux et de
la « colonnade périphérique » permet aisément de
franchir l'obstacle des linteaux de l'anneau circulaire, mais, de
plus, on constate la parfaite logique de placement de la rampe
puisque les trilithes sont de plus en plus haut : 6,10 m
(linteau compris) pour la première paire, 6,55 m pour la paire
suivante et enfin 7,30 m pour le trilithe axial (6,70 m
sans le linteau29)
au fur et à mesure que l'on avance le long de cet axe (fig. 20).
28. L'avenue se dirige vers le Nord-Est sur une distance de 590 m, puis
s'infléchit pour rejoindre la rivière éloignée à vol d'oiseau de 1,8 km.
Pour atteindre la hauteur du lit de pose du linteau du trilithe le plus
grand (6,20 m), sur le 1er tronçon une rampe de 1% suffit. Pour une
distance réduite à 342 mètres (partie visible de l'avenue), on arrive à
2%. La rampe de Chéfren mesurait plus de 1,5 km de long et dans
certaines carrières égyptiennes, elles peuvent atteindre 12 km. Ces
calculs montrent que le tronçon axial de l'avenue de
29. Le
linteau de ce dernier est au sol.
Qui
plus est, en construisant d'abord la couronne de pierre, bien calée
grâce aux tenons et mortaises verticaux et horizontaux, on se
retrouve avec un dispositif périmétral qui permet de beaucoup plus
facilement maîtriser la mise en place des blocs centraux, puisqu'on
dispose de points d'attache tout autour du chantier, avec possibilité
de tendre des câbles de halage sur les diamètres correspondant à
chacun des trilithes. Le fait de disposer d'un terrain stable à
hauteur du sommet des blocs sur toute la périphérie (fig. 21)
facilite énormément les opérations. Il n'est plus besoin
d'imaginer, pour le dressement vertical des blocs, un quelconque
système de levage comprenant des grues ou des chèvres qui seraient
anachroniques à cette époque et même inefficaces.
Fig. 19 – Première phase des travaux.
À gauche : les piliers sont
acheminés sur la pente (éventuellement aménagée) du tertre
existant. La pente nécessaire pour pouvoir faire basculer les blocs
dans leur logement est de 5% environ.
Les piliers en place, on colmate les interstices (1 m de moyenne) avec des moellons puis on remblaie derrière la structure circulaire ainsi obtenue.
À droite : pour placer les linteaux, beaucoup plus légers, il faut remblayer jusqu'au sommet des piliers. La pente est alors d'un peu plus de 10%.
Aucun moyen de levage n'est requis; toutes les pierres sont placées par roulement sur rondins, puis basculement, opérations qui peuvent être contrôlées par des cordes pour tirer ou retenir les blocs.
Les piliers en place, on colmate les interstices (1 m de moyenne) avec des moellons puis on remblaie derrière la structure circulaire ainsi obtenue.
À droite : pour placer les linteaux, beaucoup plus légers, il faut remblayer jusqu'au sommet des piliers. La pente est alors d'un peu plus de 10%.
Aucun moyen de levage n'est requis; toutes les pierres sont placées par roulement sur rondins, puis basculement, opérations qui peuvent être contrôlées par des cordes pour tirer ou retenir les blocs.
Au
début de l'article où il proposait une date haute pour la mise en
place de ces pierres, Mike Parker Pearson signalait l'impossibilité
a priori d'accepter l'ensemble des dates données par le
radiocarbone, dans la mesure où l'érection des trilithes, selon ces
datations, aurait été postérieure à celle du cercle de pierre30.
Pour cette raison il réfutait la validité des interprétations des
fosses d'où furent extraits les artefacts ainsi datés. Mais nous
voyons maintenant que ce qui apparaissait comme une impossibilité, à
savoir la mise en place des trilithes après l'anneau
périphérique, dans le cadre de pierres levées à partir du sol,
s'explique au contraire parfaitement dans le scénario d'une rampe
axiale unique pour l'ensemble des travaux et d'une mise en place des
trilithes, à partir du centre, par descente dans les cavités
prévues à cet effet.
30. « The
discrepancy between these two sets of dates poses a conundrum. How
can the great trilithon, dated to
2440-2100
cal BC, be
later
than
the sarsen
circle which encloses it? Was the circle incomplete or even
partially dismantled to allow builders to erect this enormous
structure within the monument? », Op.
Cit.
p. 621.
4.e. Les trilithes centraux
Les
cinq trilithes centraux se distinguent des piliers du fait que les
montants verticaux sont placés entièrement sous les linteaux,
c’est-à-dire que l’espace central est très réduit, au minimum
acceptable nécessaire pour pouvoir les mettre en place, c'est-à-dire
passer des cordes. De ce fait, le vide central, là aussi totalement
irrégulier, ne me semble pas pouvoir être interprété comme une
« porte » (on n’y passe pas ou difficilement, selon les
cas) ni même comme un dispositif visant à créer une ouverture
intentionnelle.
Fig. 20 – Seconde phase de
travaux : acheminement et mise en place des trilithes le long de
la rampe axiale. À partir d'une plate-forme centrale, les trilithes,
dont la hauteur croît suivant la pente, sont descendus au moyens de
cordes à leur emplacement prévu. Puis les linteaux sont glissés
horizontalement après remblaiement de la poche creusée pour la
descente des piliers.
Néanmoins
seule une observation attentive sur place permettrait de conclure, là
aussi, à l’existence d’un remplissage qui transformerait ces
trilithes en panneaux rectangulaires de ca 5 m par 6 à 7 m
de haut. J'ai postulé ce remplissage sur la figure 16, constatant
qu'on obtenait ainsi de grands panneaux bien dressés, surfaces
aptes, pourquoi pas, à recevoir des décors. Il y a des images de
haches31
et quelques autres décors géométriques gravés au dos de certains
trilithes, mais du fait de leur taille réduite et surtout de leur
position aléatoire, ils n'appartiennent sans doute pas à un décor
intentionnel monumental.
31. La
ressemblance de ces haches avec des représentations mycéniennes
avait fourni un des arguments utilisés par Atkinson pour établir
un lien entre les constructeurs de Stonehenge et le monde égéen de
l'âge du bronze.
La
disposition en plan des cinq trilithes rappelle, par sa forme en
« fer à cheval » ovoïde, celle des plus anciennes
structures religieuses de la Grèce32.
On pourrait être tenté d’imaginer un couvrement de l’espace
ainsi produit, mais j'ai déjà signalé que cette hypothèse n’est
étayée par aucune observation sur les vestiges eux-mêmes, qui
probablement se dressaient à ciel ouvert.
32. Marie-Christine
Hellmann, Architecture grecque, 2. Architecture religieuse
et funéraire, Picard, p. 35-42
Fig. 21 – Principe de l'acheminement des trilithes par la rampe placée dans l'axe du monument, après mise en place du cercle de pierre. Le système de descente du bloc, inspiré des obélisques égyptiens, n'est pas représenté ici. Pour mettre les linteaux en place il suffisait de remblayer entre la plateforme et les trilithes.
Il n’est pas sûr que la couronne intermédiaire des bluestones, représentée ici, aient existé à cet endroit, durant cette phase.
5. Conséquences sur
l'interprétation fonctionnelle.
L'hypothèse
présentée ici va dans le sens d'une fonction funéraire de
l'ensemble monumental qui peut être qualifié de tumulus à cour
centrale. D'autre part, les piliers étant pris dans un mur et les
trilithes se retrouvant dans un espace fermé, toute interprétation
géométrique liée à des alignements solaires, mise à part
l'orientation générale en fonction du solstice d'été (ou
d'hiver), devient caduque. Rappelons que les recherches récentes
entreprises sur le site33
vont presque toutes dans ce sens et soulignent que Stonehenge fut
essentiellement un lieu d'inhumation depuis le 3e millénaire,
complété d'un dispositif dévolu à un rituel consacré aux morts
sans doute dû à l'importance des personnes ensevelies ici. Le
changement principal est que ce dispositif est en creux au sein d'une
installation qui n'a rien d'originale en soi.
33. Mike
Parker Pearson, dans le cadre du Stonehenge Riverside Project
,
(http://www.english-heritage.org.uk/daysout/properties/stonehenge/)
Remarquons
que l'hypothèse présentée ici entraîne l'absence d'un accès de
plain-pied. Il faudrait, pour accéder à la cour centrale, un
dispositif secondaire ou mis en œuvre seulement en cas de nécessité,
ce qui convient bien à un lieu funéraire non fermé, ouvert aux
quatre vents.
Il a déjà été
remarqué que la date de construction de cet ensemble était très
postérieure à la datation des monuments néolithiques d'Europe
occidentale. En effet, la géométrie régulière que présentait le
monument avec sa couronne de pierre34,
et l'assemblage de pierres verticales et horizontales,
n'appartiennent pas à l'époque des menhirs, qui relève d'une
architecture beaucoup plus fruste où la géométrie n'est pas
contrôlée35.
Nous sommes orientés là vers un environnement beaucoup plus proche,
d'un point de vue technique, de celui des constructions de la
Méditerranée orientale et en particulier l'Égypte36
et la Grèce mycénienne. Selon la date retenue pour la phase
d'érection des sarsens de Stonehenge, la référence à l'Égypte ou
au monde mycénien sera plus appropriée. Nous trouvons dans le monde
mycénien des constructions qui, quoique architecturalement beaucoup
plus développées (tholoi du type du trésor dit d'Atrée à
Mycènes ou celle d'Orchomène de Béotie) présentent la même
disposition en plan : un espace central circulaire voué aux
rituels et des sépultures placées latéralement sous un tertre de
terre. On pourrait évoquer aussi le « cercle des tombes »
situé à l'entrée de la cité de Mycènes. L'hypothèse du recours
à des constructeurs mycéniens avait été défendue par Atkinson37,
puis reprise par Jean-Pierre Adam38.
Cette question est toutefois liée à des problèmes de chronologie
qui dépassent le cadre de cette étude. Si nous acceptons les dates
proposées par Parker Pearson (avant et après 2400), nous nous
tournerons plus volontiers vers l'hypothèse d'une influence, voire
d'un transfert de technologie, depuis l'Égypte où à la même
époque on érige les pyramides de Gizeh et leur environnement
architectural comprenant notamment les temples funéraires. Le
recours à une rampe axiale ne serait pas étonnant dans le cas d'une
influence égyptienne.
34. R.J.C.
Atkinson (Op. Cit. p. 26) insiste sur l'extraordinaire
précision de la mise en œuvre de l'anneau des linteaux.
35. It
is the only one in which the stones are squared, dressed, and
provided with lintels or imposts,
Frank Stevens, Stonehenge
Today and Yesterday,
Heywood Sumner, 1916. Stevens parle ici
des nombreuses structures funéraires circulaires de
Grande-Bretagne.
36. Signalons
que la construction du temple de la vallée (ou temple de granit) du
complexe de Chéphren, à Giza, présente des analogies frappantes,
en particulier la même hauteur des piliers : 4,10 m !.
37. R.J.C.
Atkinson, Stonehenge, p. 163-164.
38. L'archéologie
devant l'imposture, Robert Laffont, p. 140-141.
Stonehenge se présente de toutes façons comme s'inscrivant dans une tradition qui commence à l'époque néolithique (notamment les dizaines de tumuli voisins de Stonehenge) et se poursuit au cours des 2nd et 1er millénaires av. J.-C. en Orient (tombes lydiennes ou tumuli macédoniens).
De nombreux points sont
à réexaminer à la lumière de cette nouvelle interprétation. On
sait qu'un premier cercle de pierre (bluestones ou foreign
stones), érigé avant l'ensemble monumental évoqué ici, fut
déplacé puis peut-être reconstruit sous la forme du cercle visible
aujourd'hui dans l'espace entre le dispositif central et le mur
périphérique. Plus petit que l'ensemble étudié ici, il pourrait
s'agir d'un dispositif de délimitation d'une aire sacrée,
permettant de circuler autour de cette zone.
5.a. Autres
pierres dressées
Je n'ai pas fait mention
ici de plusieurs blocs isolés, dont certains ont eu leur heure de
gloire avant que les études les plus récentes ne montrent
l'inexactitude des exégèses cosmogoniques : il s'agit de la
(Friar's) Heel Stone qui se trouve dans l'allée
d'accès, entourée de son propre talus. Ce mégalithe existait avant
la rampe et a pu réapparaître après enlèvement de cette dernière.
Atkinson avait déjà réglé son sort au prétendu alignement de ce
bloc sur le lever du soleil au solstice d'été39.
Je pense aussi que les deux « stations » situées en
périphérie du tumulus sont antérieures au programme de travaux
dont il a été question ici. Tous ces blocs qui, contrairement aux
nôtres qui sont tous des éléments d'un assemblage élaboré, sont
au contraire des blocs isolés totalement bruts et relèvent de l'ère
du mégalithisme. Quant à la prétendue pierre de sacrifice
( Slaughter Stone ), il s'agit là aussi d'un menhir
dressé en alignement avec la Heel Stone, marquant l'axe
d'orientation du complexe de Stonehenge avant sa « pétrification ».
39. R.J.C.
Atkinson, Stonehenge, p. 15.
À
deux pierres placées aux extrémités d'un diamètre semblent
correspondre deux autres pierres disparues mais dont il reste le trou
de fondation. Ces quatre blocs non travaillés, et dont la date n'est
pas assurée, dessinent un rectangle perpendiculaire à l'axe du
monument, dont les sommets sont à proximité des limites du tertre40.
Selon toute probabilité, ils marquaient une orientation géographique
voire un bornage de l'espace consacré au culte des morts.
La pierre dite « pierre
d'autel », en partie enterrée sous le pilier tombé 59 et par
conséquent inaccessible, est peut-être une clé dans la
compréhension du rituel qui prenait place au centre du dispositif de
Stonehenge : exposition des corps, crémation … mais pour
l'instant, toute interprétation reste conjecturelle.
5.b. Les trous Y et Z.
40. Ce
sont les quatre gros points noirs visibles sur la figure 2.
5.b. Les trous Y et Z.
Découverte en 1923-24,
cette double couronne de trous pose problème du fait de sa présence
à l'extérieur de l'anneau de pierre, c'est-à-dire dans une zone
que j'imagine couverte par le tumulus. Mais on rappellera que d'une
part ces trous n'ont jamais été utilisés et surtout que l'un des
trous manque, à l'emplacement d'un pilier tombé41.
Ils pourraient donc être antérieurs (projet abandonné) ou, à
l'inverse, très postérieurs au monument, contemporains d'un état
de destruction entamée de l'ensemble funéraire. Atkinson pense que
cette destruction, volontaire, peut dater de l'occupation romaine
comme du moyen-âge. Le fait que les trous soient vierges de tout
remplissage et qu'ils n'aient jamais servi pourrait plaider en faveur
de projets plus vastes, amorcés puis abandonnés, avec le même
nombre de piliers, plus espacés. Ces projets auraient été
abandonnés en raison justement d'un espacement trop grand, difficile
à combler. Dans cette hypothèse en effet, le projet correspondant
aux trous Z aurait eu 38 m de diamètre (entraxe de 3,95 m entre les
piliers au lieu de 3,10 m), le projet correspondant aux trous Y un
diamètre de 53 m (entraxe de 5,50 m). Mais le trou manquant en face
du pilier tombé n°8, signalé plus haut, me fait plutôt pencher
pour un aménagement postérieur à la ruine
41. De
plus, la figure circulaire est très approximative, sans rapport
avec la précision du cercle des sarsens.
6. Conclusion
Il peut y avoir
également des conséquences sur l'interprétation des vestiges
antérieurs aux vestiges lithiques, c'est-à-dire les trous de
poteaux qui indiquent un premier état du site, structuré par des
constructions circulaires en bois. Peut-être les trous peuvent-ils
s'interpréter comme recevant des poteaux pour des palissades
également continues, suivant une technique de pan de bois, mais
cette question sort du sujet traité ici42.
42. Signalons
la découverte, en 2010, d'un dispositif comparable, à 900 m à
l'ouest de Stonehenge, appelé Woodhenge du fait de l'absence
de vestiges en pierre.
Signalons
la découverte, en 2010, d'un dispositif comparable, à 900 m à
l'ouest de Stonehenge, appelé Woodhenge du fait de l'absence
de vestiges en pierre.
La présente étude vise
à reconsidérer les vestiges architecturaux de Stonehenge en
fonction de leurs caractéristiques techniques, indépendamment de
toute idée préconçue. Quoique l'aspect du monument restitué dans
sa phase de l'âge du bronze puisse, à la suite de cette étude, se
présenter très différemment de la façon dont on avait l'habitude
de se l'imaginer, les conclusions que l'on peut en tirer viennent
paradoxalement confirmer de nombreuses intuitions des archéologues
qui, à l'instar d'Atkinson, ont tenté depuis des décennies
d'extirper Stonehenge de son aura mystérieuse et ésotérique en
insistant sur sa fonction funéraire. On se trouve, si l'on accepte
les propositions présentées ici, face à un bâtiment
typologiquement plus simple et surtout d'une grande logique
architecturale, en raison de l'adaptation de sa forme aux contraintes
d’érection des énormes pierres qui ont fait sa réputation.
7. Annexe : le
mémorial de Huisnes-sur-mer, un Stonehenge moderne ?
Mon collègue et ami
Nicolas Bresch, à qui j'avais exposé mes idées sur Stonehenge, m'a
immédiatement signalé l'existence, à quelques encablures du Mont
Saint-Michel, d'un mémorial qui présente, de façon très
spectaculaire, des dispositions architecturales semblables à celles
que je propose pour Stonehenge (fig. 23).
Construit en 1961 par un
architecte allemand de renom, Johannes Krahn, à l'emplacement de la
célèbre « trouée d'Avranches » qui scella la réussite
du débarquement allié du 6 juin 1944, le mémorial du
Mont-d'Huisnes rassemble les restes de 11.956 soldats allemands morts
lors des combats dans l'ouest de la France. On y retrouve l'idée
d'un tumulus artificiel présentant une grande cour à ciel ouvert
entourée des sépultures des soldats déposées dans des cryptes
logées, sur deux niveaux, dans une structure qui n'est pas sans
rappeler celle du site anglais. Le « parti architectural »
est en tout point le même, mais il ne m'a pas été possible de
trouver des informations sur les références éventuelles de ce
projet. Seule différence notable, la « large avenue »
dont nous ne faisons pas à Stonehenge un dispositif d'accès, existe
bien à Huisnes sous la forme d'une rampe d'accès des visiteurs.
Dans ce cas, il n'était d'ailleurs nul besoin d'acheminer de gros
blocs de pierres. Au centre est érigée une grande croix autour de
laquelle se déroulent, notamment le 12 novembre (Volkstrauertag),
les cérémonies du souvenir du Volksbund à l'origine de ce
monument.
Fig. 22 - Le mémorial de Huisnes-sur-Mer, Normandie :
- plans du rez-de-chaussée et de l'étage
- vue aérienne Google montrant
le tumulus artificiel
- vue de l’espace central
____________________________________________________________________
Liste des illustrations
Fig. 1- Vue générale depuis le
Nord-Est (axe et « accès » depuis l'avenue monumentale).
Fig. 2 - Plan
restitué et simplifié de l'ensemble des
vestiges.
Fig. 3 - Plan restitué et
simplifié de la partie centrale.
Fig. 4 - Vues
aériennes : a. du nord-est, b. du nord-ouest avec numérotation des
blocs.
Fig. 5 - Parements
intérieurs bien dressés des sarsen
de l'anneau extérieur.
Fig. 6 - Contraste
entre le traitement des faces extérieures et intérieures :
l’exemple du pilier 27.
Fig. 7 - « La
Cave-aux-Fées », Brueil-en-Vexin.
Fig. 8 - Entrée de l'allée
couverte de Crec'h Quillié (Côtes d'Armor).
Fig. 9 - La
structure en pierre de Stonehenge dans son état actuel (à gauche)
et complétée (à droite) avec un remplissage de moellons
(probablement couverte d’un enduit).
Fig. 10 - Murs de
terrasse à Tinos (Cyclades).
Fig. 11 - Différences
dimensionnelles entre les piliers : cas du pilier n°11,
particulièrement mince.
Fig. 12 - Restitution
du tumulus de Stonehenge, vues lointaine (a) et rapprochée (b).
Fig. 13 - Huilerie
à Brisgane (Algérie).
Fig. 14 - Bâtiment
sur le site de Blaundos.
Fig. 15 - Explication
du surhaussement du sol crayeux.
Fig. 16 - Vue
générale montrant l'insertion du bâti dans le tertre.
Fig. 17 - Orientations
comparées de Stonehenge et du temple de Delphes.
Fig. 18 - Carte de la région de
Stonehenge.
Fig. 19 - Première
phase des travaux, perspective montrant la mise en place de
l'anneau..
Fig. 20 - Seconde
phase de travaux : acheminement et mise en place des trilithes.
Fig. 21 - Principe
de l'acheminement des trilithes par la rampe placée dans l'axe du
monument, après mise en place du cercle de pierre.
Fig. 22 - Le mémorial de
Huisnes-sur-Mer, Normandie.
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Sites
internet :
Vue
panoramique à 360° :
http://www.bbc.co.uk/history/programmes/stonehenge/flash/panorama.swf
Photos
de JC Atkinson :
http://viewfinder.english-heritage.org.uk/search/reference.aspx?uid=60204&index=0&mainQuery=stonehenge&searchType=all&form=basic&theme=&county=&district=&placeName=
Stonehenge
Riverside Project :
http://www.sheffield.ac.uk/archaeology/research/stonehenge